Critères d’évaluation des mises en scène de la passion

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Comité épiscopal pour les relations oecuméniques et interreligieuses - Conférence nationale des évêques catholiques (USA)

Stati Uniti d'America       1988

Remarques liminaires
Le 24 juin 1985, la Commission du Vatican pour les relations religieuses avec le judaïsme a fait paraître des Notes pour une présentation correcte des juifs et du judaïsme dans la prédication et la catéchèse de l’Eglise catholique. Ce document, comme celui qui l’avait précédé, Orientations et suggestions pour l’application de la Déclaration conciliaire «Nostra Aetate» §4 (en date du 1er décembre 1974), s’inspirait du Concile Vatican II et tendait à être un apport du Saint Siège aux catholiques sur la manière de mettre correctement en oeuvre cette mission conciliaire «en notre temps».

A son tour, le présent document cherche à préciser les principes catéchétiques qu’appliquent les Notes à la description et à la présentation des événements entourant la passion et la mort de Jésus, notamment - mais non exclusivement - en ce qui concerne les mises en scène de la mort de Jésus communément appelées «mystères de la Passion». Comme l’indiquent les Orientations (ch. III), les principes invoqués ici visent «tous les niveaux d’enseignement et d’éducation du chrétien», qu’il s’agisse de moyens écrits (manuels, ouvrages de catéchèse, etc.) ou oraux (prédication, médias).

Le présent document cherche plus précisément à donner des indications concrètes sur ces présentations, telles qu’elles découlent des principes généraux des Orientations et des chapitres II et IV des Notes concernant les «racines juives du christianisme» et la description des «juifs dans le Nouveau Testament». Les principes (section A ci-après) débouchent sur des critères à la fois positifs et négatifs (section B) pour l’évaluation des multiples manières dont la communauté chrétienne dans le monde s’efforce, dans une pieuse et louable intention, de se souvenir de la signification universelle et de la gageure spirituelle éternelle que constituent la mort et la résurrection du Sauveur. Une dernière section (C) fait état des nombreux écueils que rencontrent ceux qui tentent de mettre en scène les récits évangéliques. On espère que cette section aidera à ouvrir des perspectives sur les questions délicates innombrables qui peuvent se poser.

Divers chercheurs ont signalé que les mises en scène de la Passion comptaient parmi les toutes dernières formes de «miracles» ou de spectacles moraux à avoir été conçues au Moyen-Age. Cette timidité de la part de nos ancêtres dans la foi ne peut aujourd’hui que frapper par sa pertinence, dans la mesure où la première réflexion de l’Eglise sur le sens de la mort et de la résurrection se situe pendant la Semaine Sainte, point culminant de l’année liturgique, et traite des mystères les plus sacrés et les plus fondamentaux de la foi.

C’est pourquoi il est d’autant plus important que les représentations extra-liturgiques des mystères sacrés reflètent les meilleures normes possibles d’interprétation biblique et de sensibilité théologique. Ce qui est vrai de l’enseignement catholique en général est encore plus crucial pour les représentations de la Passion de Jésus. Pour reprendre les mots de Jean Paul II, cités au début des Notes: «Il faudrait arriver à ce que cet enseignement, aux différents niveaux de formation religieuse [...] présente les juifs et le judaïsme non seulement de manière honnête et objective sans aucun préjugé et sans offenser personne, mais plus encore avec une vive conscience de l’héritage commun [aux juifs et aux chrétiens]».

A. Le Mystère de la Passion
1. Toute description de la Passion devrait avoir pour objectif essentiel de présenter sans ambiguité la compréhension doctrinale de l’événement à la lumière de la foi, c’est-à-dire l’interprétation traditionnelle donnée par l’Eglise du sens de la mort du Christ pour toute l’humanité. Nostra Aetate exprime cette vérité d’évangile on ne peut plus clairement: «Le Christ, .... en vertu de son immense amour, s’est soumis volontairement à la passion et à la mort, à cause des péchés de tous les hommes et pour que tous les hommes obtiennent le salut» (cf. Notes IV, 22).
C’est pourquoi toute présentation qui cherche, explicitement ou implicitement, à transférer la responsabilité du péché de l’homme à tel ou tel groupe historique, comme le peuple juif, ne peut qu’être considérée comme obscurcissant une vérité évangélique fondamentale. C’est à juste titre que l’on a affirmé que «considérée dans sa juste perspective, la disparition de l’accusation de faute collective des juifs relève autant de la pureté de la foi catholique que de la défense du judaïsme» (Déclaration de la Conférence nationale des évêques catholiques, 20 novembre 1975).

2. La question de la responsabilité théologique de la mort de Jésus est réglée depuis longtemps. Du point de vue théologique, le Catéchisme du Concile de Trente (cité dans les Notes IV, 22) a exprimé sans hésitation ce qui devait être le grand axe dramatique ou moral de toute mise en scène de l’événement pour les chrétiens, à savoir un profond examen de notre propre culpabilité de pécheurs face à la mort de Jésus.
Tous ceux qui continuent à retomber dans le péché nous devons donc les regarder comme coupables de renouveler ses douleurs. Puisque ce sont nos fautes qui ont fait subir à Notre Seigneur le supplice de la croix, assurément ceux qui se plongent dans les désordres et dans l’iniquité crucifient de nouveau dans leurs coeurs [ ... ] le Fils de Dieu. C’est même un crime qui doit paraître bien plus grand en nous que dans les juifs. Car eux, au témoignage de l’Apôtre, s’ils avaient connu le Roi de gloire, ils ne l’auraient jamais crucifié. Nous, au contraire, nous faisons profession de le connaître. Et si néanmoins nous le renions par nos oeuvres, nous semblons alors en quelque sorte porter sur sa personne une main violente (Catéchisme du Concile de Trente).

3. Les principaux articles de foi de l’Eglise s’articulent précisément sur ce message théologique, sans aborder la question historique extrêmement complexe de la reconstitution de ce que divers personnages ont pu faire ou ne pas faire individuellement. Seul Pilate est mentionné comme l’unique personne à avoir exercé une responsabilité juridique dans l’affaire: «Crucifié pour nous sous Ponce Pilate, il souffrit sa Passion et fut mis au tombeau» (Credo de Nicée). Ce fait donne une certaine orientation herméneutique pour l’utilisation des divers éléments des récits évangéliques de la Passion dans le cadre d’une mise en scène (cf. section C, ci-après).

4. Voilà pourquoi, dans l’évolution et l’évaluation des représentations de la Passion, il faut avoir pour principal critère de jugement ce que les Orientations ont appelé le «souci constant de rendre explicite la signification d’un texte, en tenant compte des études des exégètes» (II, c’est nous qui soulignons). Tout ce qui pourrait être en-deçà de ce «souci constant» d’éviter de donner du peuple juif la caricature que l’histoire nous a trop souvent présentée risque d’entraîner presque inévitablement une violation du principe herméneutique fondamental du Concile à cet égard: «Les juifs ne doivent pas être présentés comme réprouvés par Dieu ni maudits, comme si cela découlait de la Sainte Ecriture» (Nostra Aetate).

5. Les Notes de 1985 fournissent également un modèle de la compréhension positive des rapports entre l’Eglise et le peuple juif qui devrait servir de base à la conception des présentations de la Passion. On y lit en effet: «Il ne s’agit pas seulement de déraciner, dans nos fidèles, les restes d’antisémitisme que l’on trouve encore ici et là, mais bien plus de susciter en eux, moyennant cet effort éducatif, une connaissance exacte du "lien" (cf. Nostra Aetate, 4) tout à fait unique qui, comme Eglise, nous relie aux juifs et au judaïsme» (I,8; cf. II, 10-11).

B. Eviter les caricatures et les fausses oppositions
1. Toute description de la mort de Jésus ne peut manquer, dans une certaine mesure, de mêler aux perspectives théologiques des reconstructions historiques de l’événement reflétant une fidélité plus ou moins rigoureuse aux quatre récits évangéliques et aux données que nous livrent les sources extra-bibliques.
Par nature, de tels mélanges laissent toute la latitude possible à la créativité et à la sensibilité artistique, mais aussi aux abus et aux préjugés. Ce que les Notes disent dans leur conclusion des relations entre chrétiens et juifs en général est aussi et peut-être surtout vrai de l’histoire des représentations de la Passion sous leurs différentes formes: «On constate en particulier une pénible ignorance de l’histoire et des traditions du judaïsme dont seuls les aspects négatifs et souvent caricaturaux semblent faire partie du bagage commun de beaucoup de chrétiens.»

2. Le judaïsme, au premier siècle en particulier, regroupait une palette extraordinairement diversifiée de courants et de mouvements. Certains recherchaient un moyen terme avec la culture hellénique et romaine, tant dans la Diaspora qu’en terre d’Israël. D’autres étaient farouchement opposés à tout compromis culturel, de peur que celui-ci ne finisse par conduire à une assimilation religieuse. Certains militaient en faveur d’un soulèvement armé contre Rome (les Zélotes), d’autres en faveur d’une résistance pacifique mais inébranlable à l’oppression culturelle (certains Pharisiens) et quelques uns, comme la caste sacerdotale du Temple et son parti (les Sadducéens), apparaissaient au peuple comme des collaborateurs du pouvoir romain.
La situation suscitait, dans la vie quotidienne comme au plan spirituel, de grandes émotions et de grands espoirs et la rhétorique allait souvent encore plus loin. Ainsi, aux grands débats du jour et à la pression de l’occupation romaine on voyait réagir tout un ensemble de groupes, chacun avec sa diversité interne propre: Sadducéens, Zélotes, tenants des mouvements apocalyptiques, Pharisiens (avec leurs différentes obédiences et notamment les deux grandes écoles de Hillel et de Shammaï), Hérodiens, Hellénistes, scribes, sages et thaumaturges de toutes sortes. L’Ecriture était diversement interprétée: de manière littérale, mystique, allégorique ou suivant certains principes d’exégèse.
Ce n’est que dans cet ensemble mouvant de tendances et de courants juifs que l’on peut comprendre Jésus et ses enseignements. En fait, plusieurs groupes et chefs du temps de Jésus (et peut-être notamment certains Pharisiens) auraient adhéré à un bon nombre des idées de Jésus, comme la proximité du Royaume de Dieu, la résurrection de la chair, l’opposition aux règles du Temple, etc. Les évangiles ne reflètent qu’en partie cette diversité. Des générations successives de chrétiens, se méprenant peut-être sur la pointe théologique de l’emploi du terme Ioudaioi (les «juifs» ou les «Judéens») chez Saint Jean ont eu tendance à la réduire à un stéréotype monolithique, en général négatif. C’est ainsi que la caricature en est venue à former la base du «bagage commun» péjoratif que les Notes rejettent aussi résolument. Les représentations de la Passion, au contraire, devraient s’efforcer de faire ressortir la diversité des communautés juives au temps de Jésus, de façon à permettre aux spectateurs de comprendre que certains de ses contemporains juifs auraient pu partager nombre de ses grandes préoccupations (entre autres, son regard critique sur les règles du Temple).

3. Malheureusement, les mises en scène de la Passion peuvent mettre étonnamment en relief un grand nombre des idées qui composent ce «bagage» négatif. Dans les représentations théâtrales, il n’est que trop facile de recourir à des oppositions artificielles afin de rehausser l’intérêt ou d’établir des contrastes saisissants entre les personnages. Voici quelques oppositions erronées à éviter soigneusement:
a) Il ne faut pas présenter Jésus comme hostile à la Loi (la Torah). En fait, comme le précisent les Notes, «il n’y a pas de doute qu’il veut se soumettre à la Loi (Gal 4, 4), ...Il en prônait le respect (cf. Mt 5, 17-20) et invitait à lui obéir (cf. Mt 8, 4) (cf. Notes III, 13-14). Il faut dépeindre Jésus sans équivoque comme un juif pieux et observant de son temps (Notes III, 12 et 20).

b) L’Ancien Testament et la tradition juive fondée sur celui-ci ne doivent pas être opposés au Nouveau Testament de telle façon qu’ils semblent n’offrir qu’une religion de la justice seule, de la crainte et du légalisme, sans appel à l’amour de Dieu et du prochain (Dt 6,5; Lv 19,18; Mt 22, 34-40; cf. Orientations III).

c) Il ne faut pas montrer Jésus et les disciples systématiquement opposés aux juifs, son peuple. C’est interpréter à tort, entre autres, le vocabulaire technique employé dans l’évangile de Jean (Orientations II). C’est aussi ignorer les passages de l’évangile qui montrent la foule juive bien disposée à l’égard de Jésus. Dans sa vie et son enseignement, «Jésus était juif et l’est toujours resté» (Notes, III, 12), tout comme ses disciples (Notes III, 14).

d) Il faut éviter de dépeindre les juifs comme des êtres cupides (notamment dans les épisodes mettant en scène les marchands du Temple), assoiffés de sang (comme dans certaines descriptions de la parution de Jésus devant les grands prêtres ou Pilate) ou d’implacables ennemis du Christ (notamment en transformant la foule peu nombreuse rassemblée autour du palais du gouverneur en une populace grouillante). Ces descriptions, avec leurs évidentes implications de «culpabilité collective», éliminent les passages d’évangile qui prouvent que si le «procès» de Jésus a été entouré de secret, c’est parce que ce dernier avait à Jérusalem de nombreux partisans et que, loin de souhaiter sa mort, la foule juive, si elle avait su, s’y serait opposée et en aurait déploré l’exécution romaine (cf. Lc 23, 27).

e) Toute scène de foule ou d’interrogatoire devrait donc refléter le fait que, et dans la foule et parmi les dirigeants juifs, quelques- uns soutenaient Jésus (Nicodème, Joseph, etc.) et que les autres étaient manipulés par ses adversaires, comme le montrent les évangiles (cf. les «autorités juives» dans Nostra Aetate, n.4; Notes IV, 22).

f) Jésus et ses enseignements ne doivent pas être présentés comme opposés aux «Pharisiens» ou suscitant leur opposition en tant que groupe (Notes III, 16). Jésus partageait avec les Pharisiens d’importantes doctrines qui les distinguaient d’autres mouvements juifs de l’époque, tels les Sadducéens. En fait, les Pharisiens ne sont pas mentionnés dans les récits de la Passion, si ce n’est une fois, dans Luc, où on les voit chercher à prévenir Jésus du complot que fomentent contre lui les partisans d’Hérode (Lc 13, 31). De même, on verra plus tard un Pharisien de renom, Gamaliel, intervenir devant le Sanhédrin pour sauver la vie des apôtres (Actes 5). On ne saurait, donc, présenter les Pharisiens comme ayant pris part aux poursuites engagées à l’encontre de Jésus (Notes III, 16-19).

g) Pour résumer, le judaïsme et la société juive au temps du Christ et des apôtres étaient des réalités complexes , qui englobaient de nombreux courants différents et de nombreuses valeurs spirituelles, religieuses, sociales et culturelles (Orientations III). Il importe que les présentations de la Passion s’efforcent de refléter cette vitalité spirituelle, en évitant de sous-entendre que la mort de Jésus serait le résultat d’un antagonisme religieux entre la doctrine chrétienne et un «judaïsme» stéréotypé. Nous savons aujourd’hui que nombre des controverses (ou «antithèses») entre Jésus et ses compatriotes juifs, telles qu’elles sont rapportées dans les évangiles, reflètent en réalité des conflits qui ont éclaté bien après l’époque du Christ entre les premières communautés chrétiennes et diverses communautés juives (Notes IV, 21 A). Réduire ces conflits particuliers et souvent plus tardifs à une opposition tranchée entre Jésus et le judaïsme est commettre un anachronisme et, plus fondamentalement, dénaturer l’esprit et le propos des textes évangéliques (Notes III, 20; IV, 21 F).

h) A la lumière des critères qui précèdent, il conviendra en outre de procéder à un examen attentif de la mise en scène et des costumes de telle ou telle production. Pour donner un simple exemple, on peut subtilement mais puissamment souligner l’une ou l’autre des «oppositions» susmentionnées en revêtant les adversaires de Jésus de costumes sombres, en leur donnant une allure et un teint sinistres, et en costumant Jésus et ses amis dans des tons plus doux. L’effet sur scène peut être excellent. Mais il peut aussi être désastreux s’il aboutit à isoler Jésus et les apôtres des «juifs», comme si tous ne faisaient pas partie du même peuple. Il importe de faire clairement apparaître Jésus et ses disciples comme des juifs parmi les juifs, tant dans leur habillement que dans leurs actes et, notamment, dans la prière.

i) De même, l’utilisation de symboles religieux exige une soigneuse appréciation. Il faut que les présentations de la «menorah», des tables de la Loi et d’autres symboles juifs soient rattachées aussi bien à Jésus et à ses amis qu’à ses adversaires et au Temple. Parallèlement, il faut que la présence de l’armée romaine soit manifestée sur scène tout au long de la pièce, afin de faire ressortir la nature oppressante et envahissante de l’occupation romaine.

C. Difficultés et sensibilités révélées par la reconstruction historique fondée sur les quatre récits évangéliques
Le mélange d’aspects théologiques, historiques et artistiques évoqué plus haut (B 1) rend fort difficile la réalisation d’une présentation correcte des récits de la Passsion (Mt 26-28; Mc 14-15; Lc 22-23; Jn 18-19). On trouvera ci-après quelques exemples des difficultés que rencontrent ceux qui cherchent à le faire dans la fidélité aux évangiles. On s’efforcera à chaque fois d’appliquer à la question les principes énoncés aux points A et B ci-dessus, dans l’espoir d’aider quelque peu ceux qui sont appelés à évaluer le large éventail des descriptions possibles qui existe aujourd’hui.

1. La question de la sélectivité
a) Ceux qui forgent un seul récit à partir des versions des événements données dans les quatre évangiles s’aperçoivent d’emblée que les textes diffèrent par bien des détails. Pour ne prendre que deux exemples, la célèbre phrase «Que son sang soit sur nous et sur nos enfants» n’existe que dans l’évangile de Matthieu (Mt 27, 24-25) et la question de savoir s’il y a ou non procès devant le grand Sanhédrin reçoit des interprétations des plus différentes dans chaque récit évangélique. Jean, par exemple, ne fait pas état d’une véritable séance, mais se borne à rapporter un interrogatoire devant les deux grands prêtres à l’aube (18,19). Dans Jean également, c’est une cohorte romaine, simplement accompagnée par quelques gardes du Temple, qui arrête Jésus (Jn 18, 3-12). Comment choisir entre les versions divergentes ?

b) Tout d’abord, il faut bien comprendre que les auteurs évangéliques avaient l’intention non pas d’écrire «l’histoire» au sens moderne du terme, mais une «histoire sainte» (en nous communiquant «des choses vraies et authentiques sur Jésus») (Notes IV, 21 A) à la lumière de la Révélation. Chercher à faire un usage littéral des quatre récits évangéliques en empruntant un passage à un évangile et le suivant à un autre et ainsi de suite revient à porter atteinte à l’intégrité des textes eux-mêmes, tout comme, par exemple, le sens de Genèse 1 risque d’être trahi si l’on réduit la magnificence de sa vision de la Création à un théorème scientifique.

c) Il est évident qu’ il faut joindre à une herméneutique claire et précise une conception artistique aussi sensible aux faits historiques qu’aux meilleurs acquis de l’érudition biblique. Il est tout aussi évident qu’il ne suffit pas aux producteurs de mises en scène de la Passion de répondre aux justes critiques en arguant du simple fait que «c’est dans la Bible». Il est essentiel de rendre compte de ses choix.
Ainsi pourrait-on, dans les exemples évoqués plus haut, emprunter à l’évangile de Jean l’expression «les juifs» et l’insérer en Matthieu 27, 24-25, imputant ainsi clairement une «culpabilité criminelle» à tous les juifs de tous les temps et ce, en violation des termes de Nostra Aetate selon lesquels «ce qui a été commis durant sa Passion ne peut être imputé ni indistinctement à tous les juifs vivant alors, ni aux juifs de notre temps.» De ce fait, si tel ou tel tenait à reprendre la phrase de Matthieu (ce que nous ne recommandons pas), il faudrait qu’il veille très attentivement à ce qu’une telle interprétation ne l’emporte pas dans sa mise en scène. De même, les questions historiques et bibliques qui entourent l’idée qu’il y a eu procès officiel devant le Sanhédrin appellent la plus extrême prudence et invitent peut-être même à ne pas la figurer. En tant que ressort théâtral, elle risque de donner lieu à trop de malentendus.

d) La plus grande vigilance est conseillée dans tous les cas où «il s’agit de passages qui semblent placer le peuple juif en tant que tel sous un jour défavorable» (Orientations II). On pourrait, en conséquence, proposer le grand principe suivant: si l’on ne peut prouver, au-delà d’un doute raisonnable, que l’élément évangélique retenu n’offense pas le public auquel le spectacle est destiné ou ne risque pas d’exercer sur lui une influence négative, on ne peut, en conscience, exploiter cet élément. Sans doute est-ce là un principe difficile à appliquer. Toutefois, compte tenu de ce qui vient d’être dit, il semble bien nécessaire.

2. Connaissance historique et recherche biblique
a) Il arrive souvent que les connaissances acquises grâce à la recherche biblique ou aux études historiques mettent en cause la lecture littérale du texte biblique. Là encore, il importe de garder «en priorité» à l’esprit les principes herméneutiques de Nostra Aetate, des Orientations et des Notes. Une question s’impose ici comme exemple: celle du portrait de Ponce Pilate (cf. section A 3, ci-dessus). Ce point soulève un problème très réel de reconstitution historique des événements survenus dans les dernières journées de la vie de Jésus.

b) Le rôle de Pilate. Certains des évangiles, tout particulièrement les deux derniers, Matthieu et Jean, paraissent dépeindre Pilate comme un administrateur falot qui, n’ayant lui-même trouvé «aucun mal» en Jésus, cherche, quoique par de lâches moyens, à le faire libérer. Or, d’autres passages des évangiles et diverses sources profanes contemporaines des événements décrivent Pilate comme un tyran sanguinaire. Grâce à ces dernières sources, nous savons que Pilate a fait crucifier des centaines de juifs sans instruire de véritable procès comme l’exigeait la législation romaine et qu’en l’année 36 il a été rappelé à Rome pour rendre compte de ses agissements. De même, Luc fait allusion aux «Galiléens dont Pilate avait mêlé le sang à celui de leurs victimes» au Temple (Lc 13, 1-4), ce qui corrobore les attestations profanes contemporaines de la cruauté exceptionnelle de l’administration de Pilate. Jean - on l’a déjà signalé - s’évertue à démontrer que l’arrestation et le procès de Jésus relèvent surtout de la responsabilité de Rome. En définitive, les évangiles s’accordent à reconnaître que, pour les Romains, Jésus s’était rendu coupable de sédition politique, délit que la loi romaine punissait de crucifixion. La menace qui planait sur la souveraineté romaine est implicite dans le chef d’accusation «Roi des juifs» apposé sur la croix, sur ordre de Pilate (Mt 27,37; Mc 15,26; Lc 23,38; Jn 19,19). Mt 27,38 et Mc 15,27 qualifient de «chefs de bande» les «criminels» crucifiés ce jour-là avec Jésus.
Il existe donc plus d’une manière de présenter le personnage de Pilate tout en restant fidèle au texte biblique. Là encore, nous proposons que la perception herméneutique de Nostra Aetate et l’exploitation des meilleurs résultats de la recherche biblique inspirent tout processus de création et constituent le critère le plus sûr et le plus sage de toute reconstitution théâtrale contemporaine.

Conclusion
Les Notes montrent bien que c’est parce que le christianisme et le judaïsme sont «liés au niveau même de leur identité» qu’une appréciation claire, sensible et positive des juifs et du judaïsme «ne devrait pas occuper une place occasionnelle et marginale dans la catéchèse et la prédication» mais être considérée comme «indispensable» à la proclamation du message chrétien (I, 2; cf. I, 8).

Ce principe ne peut mieux s’appliquer qu’à la description des événements cruciaux du mystère pascal. Il confère une urgence renouvelée à l’évaluation de toutes les mises en scène contemporaines de la Passion et une norme nouvelle pour mener à bien cette tâche essentielle et délicate.


Revue SIDIC (1998/1)

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Inserito 01/01/1970