L'Antisémitisme: un péché contre Dieu et contre l'humanité

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Commission Suisse de Dialogue entre l'Eglise Catholique et le Judaïsme

      30/03/1992

Ce document, élaboré par la Commission suisse de dialogue entre l'Eglise catholique et le judaïsme, sous la présidence du Rabbin Marcel Marcus, de Berne, et du professeur Clemens Thoma, de Lucerne, a été presenté à la presse le 31 mars 1992, à Berne, à la date même où était proclamé, 500 ans plus tôt, l'édit d'expulsion des juifs de la Castille et de l'Aragon.
Centré sur l'antisémitisme, le texte souligne bien aussi que le comportement que nous avons envers les juifs est comme la pierre de touche de notre comportement envers tout étranger. Et il ajoute même: La haine des juifs a changé de forme et elle se perpétue dans la haine actuelle de l'étranger ».


I. Motivation et auteur de ce texte

Au cours de l'été 1990, la Conférence épiscopale suisse et la Fédération des communautés juives de Suisse ont créé une Commission mixte de dialogue entre juifs et catholiques romains. La Commission est composée de cinq experts juifs et cinq chrétiens. Son propos est d'indiquer les voies permettant de parvenir, dans notre pays, à la solidarité et à la réconciliation, intérieures et extérieures, entre juifs et non-juifs. Le fait que cette commission réunisse des juifs et des catholiques pour discuter ensemble de questions d'intérêt commun constitue une chance extraordinaire, que l'on rencontre rarement sous cette forme particulière: il ne s'agira donc pas ici seulement de non-juifs exprimant leurs idées sur des juifs, ou vice-versa, mais plutôt de l'échange entre des hommes et femmes, juifs ou chrétiens, réflexions reflétant leurs expériences et leurs problèmes.

En tant que commission de dialogue entre juifs et catholiques romains, nous avons considéré comme notre premier devoir d'attirer l'attention sur l'antisémitisme, tel qu'il se manifeste aussi en Suisse, de le situer dans le conteste de l'histoire et de la réalité actuelle du christianisme, et de suggérer certains moyens de l'endiguer. Après avoir fait une étude détaillée du texte ci-dessous, les responsables de la Conférence épiscopale et de la Fédération des communautés israélites de Suisse nous ont affirmé que celui-ci reflétait leurs propres pensées, soucis et intentions. Ils en approuvent le contenu et espèrent qu'il sera l'occasion de débats fructueux dans le grand public.

Nous avons donc, nous membres juifs et chrétiens de la Commission, composé ce texte sous notre propre responsabilité et autorité. Il nous a semblé que l'une des premières tâches à accomplir en notre temps étaitde contribuer à une meilleure compréhension entre l'Eglise et le peuple juif et au support mutuel en cas de danger — cela sans oublier pour autant le reste du monde. Sur les points essentiels du texte, nous sommes tous tombés d'accord. Les passages reflétant l'opinion seule des membres chrétiens de la commission (par ex. certaines discussions relatives au Nouveau Testament) sont identifiables par le contexte. Pourquoi choisir l'antisémitisme comme premier thème? Il y a entre les communautés juive et chrétienne tant de choses à discuter, à éclairer, à mettre au point! Mais il faut d'abord que les partenaires du dialogue clarifient la manière dont ils se situent par rapport à l'antijudaïsme, et dont ils entendent lutter et oeuvrer contre celui-ci. Des chrétiens et des chrétiennes qui se savent responsables devant leur conscience et leur communauté ne sauraient choisir un autre sujet, s'ils veulent être dignes de la confiance de leurs collègues juifs. Il s'agit, en effet, de la réputation, des droits et parfois même de la vie de leurs semblables qui sont juifs. Le peuple juif est pour l'Eglise le partenaire dans le dialogue le plus important, le plus indispensable. Pour ce qui est des membres juifs de la commission, ils ont dû, sur ce sujet de l'antisémitisme, coopérer avec leurs collègues chrétiens de manière responsable, afin que les réflexions et les propositions émises ici ne soient en rien contraires à la vérité.

II. L'expulsion des juifs en 1492 et ses conséquences jusqu'à nos jours

De nombreuses fêtes sont célébrées cette année, commémorant la « découverte » de l'Amérique par Ch. Colomb il y a de cela 500 ans — et l'asservissement de la population indienne par l'Espagne, la plus grande puissance mondiale de l'époque; on date souvent aussi de l'année 1492 le début de l'histoire mondiale moderne, caractérisée par le progrès, la démocratie et la liberté des échanges; mais, comme ce processus historique a aussi été accompagné d'une terrible oppression, les personnes qui réfléchissent ne sont souvent guère tentées de fêter un tel anniversaire. Entre mars et août de cette même année 1492, tous les juifs furent expulsés d'Espagne par décret du couple régnant qui s'affirmait « très catholique ». Du fait de ce décret, tous les juifs et les juives, quel que fût leur âge, durent quitter l'Espagne dans les plus brefs délais sans espoir de retour. Qui refusait d'obéir était puni de mort. Dans les seuls royaumes de Castille et d'Aragon, plus de 50.000 familles furent exposées aux dangers et aux peines de l'exil en de nombreux pays, alors que la résidence des juifs en Espagne datait de plus de 1.500 ans. Selon les « autorités catholiques », les juifs auraient induit le peuple à apostasier la pure doctrine catholique, et ils auraient sapé l'unité de la nation espagnole. Derrière la façade de l'unité politique et religieuse, nous entrevoyons d'autres motivations: le nationalisme, les conflits économiques, le racisme (la « pureté du sang »). Tels des boucs émissaires, les juifs devaient payer pour les mécomptes politiques et religieux. Le vocabulaire religieux, emprunté à la Bible, permit de camoufler et de présenter comme inoffensives les mesures antijuives. L'expulsion des juifs d'Espagne, il y a de cela 500 ans, n'est certes pas le seul événement que nous puissions relever pour mettre en garde contre les diffamations, le mépris et la haine des juifs, mais elle nous semble être un moment significatif de l'histoire, que bien des gens pourront reconnaître de nos jours comme tel.
Il est, en outre, important de se souvenir de l'expulsion des juifs d'Espagne parce que les clichés antijuifs et les prétextes allégués alors — repris eux-mêmes d'époques plus anciennes — n'ont cessé d'être colportés jusqu'à nos jours. Ils ont empoisonné l'atmosphère entre des êtres humains de mentalités différentes, ils ont conduit à la proscription et à la mort de millions de nos semblables juifs, et ils ont aussi causé du tort indirectement à des musulmans, des chercheurs d'asile, des noirs etc... Il n'est donc pas étonnant que l'expulsion des juifs d'Espagne, après les terribles souffrances qu'ils avaient subies du fait de l'Inquisition: terreur exercée sur les esprits, baptêmes et prédications forcées, tortures aussi, ait traumatisé ceux-ci et les ait rendus défiants à l'égard du monde chrétien.

III. Rester vigilants après la Shoa, en Suisse aussi

Pendant la Seconde guerre mondiale, les détenteurs du pouvoir nazi ont tenté d'exterminer complètement lepeuple juif. Ils n'ont certes pas réussi à réaliser « la solution finale », mais ils ont réussi à priver de leur liberté des millions de juifs, à les torturer, les humilier et les massacrer. L'Holocauste (c.à.d. l'offrande totalement brûlée), ou la Shoa (c.à.d. l'anéantissement), décrété par des criminels contre le peuple juif, est pour notre génération, et pour toutes les générations à venir un mémorial dressé bien haut. Après la guerre, bien des gens ont pris conscience de ce que l'hostilité envers le peuple juif — quelle qu'en soit la forme— signifie un terrible danger de mort pour les juifset, pour les chrétiens, la dégradation de leur christianisme.

L'une des tâches les plus importantes incombant aux Eglises chrétiennes est celle de se purifier de l'hostilité envers les juifs et de contribuer à déceler les causes et l'arrière-fond historique de ce mal qui ressurgit au cours des siècles. Cette tâche a été entreprise plusieurs fois en Suisse, sporadiquement. Nous ne citerons ici que deux exemples:
A la suite de la Déclaration Nostra Aetate N.4 sur les Juifs lors du Concile Vatican II, le « Synode 72 », soutenu par tous les diocèses de Suisse, s'est prononcé contre l'antisémitisme qu'il considérait comme possible chez nous dans l'avenir, et il a souligné les enseignements et les normes du christianisme qui excluent toute compatibilité entre la profession de foi des chrétiens et l'antisémitisme (I). Le Mem orandum des trois Eglises nationales suisses contre le racisme et la xénophobie, publié le 14 mai 1991 sous le titre: « Aux côtés des opprimés— Pour un avenir commun », se propose lui aussi de combattre les idéologies hostiles aux minorités et aux étrangers (2).

Les juifs suisses ou ceux qui viennent se refaire en ce pays ne sont ni des réfugiés ni des chercheurs d'asile. Beaucoup d'entre eux l'ont été autrefois. Une partie du peuple juif vit encore actuellement dans des pays où ils souffrent de l'oppression et de la haine. Les juifs de Suisse — et bien sûr aussi ceux des pays avoisinants et ceux des Etats-Unis et d'Israël — sont devenus et demeurent les représentants de certains non-juifs, en ce sens que les slogans pernicieux qui ont servi dans le passé à justifier le mépris, l'exclusion et la persécution des juifs sont repris de nos jours à l'égard des demandeurs d'asile. Le racisme dont souffrent actuellement les Turcs, les Tamils, les Noirs africains etc... est un drame terrible où l'on voit se perpétuer l'hostilité et le racisme de naguère à l'encontre des juifs. Ce n'est pas un hasard si l'ancienne haine des juifs se manifeste de nouveau actuellement sous forme de haine des étrangers ou des demandeurs d'asile. Le haine des juifs a changé de forme et se perpétue dans la haine actuelle de l'étranger. Le peuple juif est, de plus, le groupe ethnique qui, de par son existence même, nous rappelle combien sont nocives la haine et l'oppression.

Les ennemis actuels des juifs s'appuient aussi bien sur des considérations racistes et xénophobes que sur des sentiments d'hostilité d'origine sociale et religieuse. Ils tentent de plus de rendre les communautés juives d'Europe responsables des événements politiques qui se produisent en Israël et dans les pays environnants. Des tombes juives ont été profanées tout récemment dans notre pays, à Bâle, St Gallen, Belmont-surYverdon et Endingen-Lengnau. En plusieurs lieux, on a vu apparaître des graffiti et des inscriptions insultantes contre les juifs. On note en même temps l'activité croissante d'une presse soi-disant chrétienne qui nous ressert des vieilles légendes sur les juifs et le judaïsme. Celle-ci tente de donner une nouvelle impulsion à l'antisémitisme en s'appuyant sur des motifs pseudochrétiens (par ex. les juifs présentés comme la « synagogue de Satan ») ou pseudo-historiques (par ex. les juifs présentés comme une clique d'intrigants cherchant à fomenter une conspiration mondiale et à dominer le monde). Même si cette presse se déclare « catholique », elle n'a rien de commun avec la foi catholique, et il faut mettre les gens en garde contre elle. La Suisse est aussi, depuis quelques années, quelque peu influencée par une atmosphère raciste et antijuive qui règne actuellement de la Russie à l'Europe de l'Est, où des groupes extrémistes s'en prennent aux juifs en général, et à l'Etat d'Israël en particulier. Chaque cas isolé d'explosion de haine contre le peuple juif ou contre les minorités et les étrangers est un coup sensible porté au message chrétien et à l'humanité (3).

IV. L'Eglise qui chemine, de la faute à la réconciliation

Si, d'une part, le christianisme est spirituellement porté et nourri par sa racine juive (Rm 11,18), il a été par ailleurs lui-même, du fait de sa prédication, de sa catéchèse et de sa politique religieuse, porteur et propagateur d'antijudaïsme. L'Eglise aussi, en tant qu'institution, a commis des fautes au long des siècles par son manque de vigilance et sa propagation de l'antisémitisme, aussi est-elle appelée à se détourner de manière radicale et ferme de toute idéologie et de toute forme de langage pouvant éveiller l'hostilité envers les juifs. Cela n'est possible que dans un esprit de conversion au Dieu vivant, le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. Les chrétiens doivent avoir à coeur de devenir, devant Dieu et devant les hommes, des amis du peuple juif loyaux et sûrs.

Depuis le Concile Vatican II spécialement, l'Eglise catholique ainsi que les autres Eglises présentes dans notre pays ont reconnu et assumé le devoir, longtemps négligé, de ne plus tolérer aucun antisémitisme, et de rendre justice au peuple juif, à sa vocation et à son histoire. Nous lisons dans la Déclaration conciliaire Nostra Aetate N.4, du 28 octobre 1965, ceci entre autres:

L'Eglise, qui réprouve toutes les persécutions contre tous les hommes, quels qu'ils soient, ne pouvant oublier le patrimoine qu'elle a en commun avec les juifs et poussée non par des motifs politiques, mais par la charité religieuse de l'Evangile, déplore les haines, les persécutions et toutes les manifestations d'antisémitisme qui, quels que soient leur époque ou leurs auteurs, ont été dirigées contre les juifs (4).

Il est vrai que l'Eglise catholique a aussi hésité trop longtemps, même après la fin de la deuxième guerre mondiale, avant de prendre ses distances sans équivoque à l'égard de son ancien « enseignement du mépris »; mais depuis 1960 environ (procès de Eichmann) et 1965 (Concile Vatican Il), l'Eglise catholique — le Pape, les autorités vaticanes, les évêques et les synodes — ont publié quelques 100 déclarations contre Pantijudaisme et en faveur d'une solidarité religieuse et humaine avec les juifs et le judaïsme. Nous citerons ici deux des documents les plus récents:

Dans le document de la Commission pontificale « Justice et paix » du 3 novembre 1988, intitulé: « L'Eglise face au racisme. Pour une société fraternelle », le racisme est décrit comme un mal à la fois traditionnel et moderne qui « continue d'entacher les relations entre les personnes, les groupes humains et les nations » (Introduction). Le préjugé raciste consiste dansa la conscience de la supériorité biologiquement déterminée de sa propre race ou de son ethnie par rapport à celle des autres » (I, 2). La déclaration attire l'attention sur le fait que l'autosuffisance raciste des groupes et peuples euro-américains a conduit à l'esclavage et à l'oppression, particulièrement dans le Tiers monde. A plusieurs reprises, le document parle de l'antisémitisme qu'il dénonce dans sa forme actuelle, en tant qu'expression d'un préjugé raciste. L'antisémitisme est:

la forme la plus tragique que l'idéologie raciste a revêtue en notre siècle avec les horreurs de l'Holocauste... Comme si certains ne devaient rien apprendre des crimes du passé, des organisations entretiennent, par leurs ramifications dans un grand nombre de pays, le mythe raciste antisémite, avec le soutien de réseaux de publications. Les actions terroristes qui ont pour cible des personnes et des symboles du judaïsme se sont multipliées ces dernières années et montrent le radicalisme de ces groupes. L'antisionisme — qui n'est pas du même ordre puisqu'il est une contestation de l'Etat d'Israël et de sa politique — sert parfois de paravent d l'antisémitisme, s'en nourrit et l'entraîne (IL 15) (5).

Tous les efforts de dialogue entre juifs et chrétiens ont pour objectif premier d'éliminer l'antisémitisme, et de permettre et promouvoir la solidarité dans la vie individuelle et sociale, dans une totale reconnaissance et appréciation des légitimes différences de croyances et de cultures. C'est seulement ainsi qu'un travail pour établir la paix entre les juifs, les chrétiens et les autres peuples et religions est possible.

En septembre 1990 a eu lieu, à Prague, une assez longue rencontre entre la Commission vaticane pour les relations religieuses avec le judaïsme et le Comité juif international pour les consultations interreligieuses. Dans la déclaration commune finale, l'antisémitisme et le racisme sont présentés comme « un péché contre Dieu et contre l'humanité » (6). Toute pensée hostile est contraire à la pensée chrétienne. Nous faisons particulièrement appel aux personnes qui se sentent attachées à la religion, mais aussi à celles qui ont des responsabilités dans les domaines économique, social et culturel et dans les media, afin qu'aucune occasion ne soit offerte à ce « péché contre Dieu et contre l'humanité ».

V. L'antisémitisme: description

Il existe de nos jours toute une série de définitions de ce terme d'« antisémitisme » (7). Il faut traiter de cela avec prudence, car l'antijudaïsme revêt encore actuellement bien des formes, depuis la banale jalousie jusqu'aux actes de destruction, en passant par la distorsion des faits et la calomnie.

L'hostilité envers les juifs est un parti-pris incontrôlable, global et moralement répréhensible contre le peuple juif, son histoire et son identité religieuse, sociale et culturelle. Le préjugé, le cliché, a contribué au long de l'histoire à exciter la masse du peuple contre les juifs, déclenchant des actions hostiles contre eux dans les domaines politique, social et économique, et aussi des pogroms sanglants suscités soit par les pouvoirs politiques, soit par la populace.

L'antisémitisme de nuance chrétienne peut être défini comme une réaction hostile et rigide à l'élection du peuple juif, interprétée de manière caricaturale et présentée comme une suffisance, une haine des autres peuples etc... Cette forme particulière d'hostilité contre les juifs peut aussi être considérée comme un cas de la projection qui est propre à la psychologie des groupes: on transfère ses propres insuffisances religieuses et psychologiques sur le peuple juif. Les juifs deviennent des boucs émissaires. Les chrétiens tentent de cacher les craintes qu'éveille en eux la rivalité sous les arguments d'une théologie triomphaliste, sous des manifestations de mépris envers les juifs ou des actions antijuives. Ce genre de projections est facile à observer au Moyen-Age: les juifs étaient alors considérés comme les descendants charnels des prophètes d'Israël, de la même lignée que Jésus et donc de véritables « spécialistes en messianisme », mais le fait que, étant si bien pourvus, ils ne faisaient rien pour confirmer la croyancemessianique des chrétiens et que, de plus, ils la rejetaient irritait de nombreux groupes de chrétiens qui les accusaient de toutes les perfidies imaginables (empoisonnement de puits, meurtres rituels, profanations d'hosties). Il y a cinq cents ans, les souverains d'Espagne considérèrent les juifs comme responsables de l'échec de leur projet d'avoir un royaume purement catholique, aussi les expulsèrent-ils tous de leur royaume et,un peu plus tard, ils firent de même pour les musulmans.

De tels exemples montrent bien que l'antijudaïsme ne fait pas tort seulement aux juifs, mais aussi à la société où celui-ci se développe: il est un aveuglement qui déforme notre vision de la réalité et qui se tourne contre les antisémites eux-mêmes, devenus prisonniers de leurs propres représentations du monde.

VI. Ce qu'il faut faire

L'antijudaïsme est un phénomène aux formes multiples qui se retrouve tout au long de l'histoire depuis plus de 2.000 ans, et qui remonte même jusqu'aux origines de l'histoire de la Révélation. Il faut donc veiller à donner, dans toutes les couches de notre société, une information aussi large et continue que possible sur tous les aspects de ce problème. Cela exige des discussions aussi bien sur des sujets théologiques ou intellectuels que sur des questions très pratiques de compréhension mutuelle et de coexistence.

1. C'est le devoir des chrétiens, dans notre pays, d'affirmer leur refus de principe, fondé sur un amour religieux, de toute forme de dénigrement religieux ou culturel des juifs et du judaïsme, et d'expliquer cela clairement aux habitants de notre pays. Cela implique, en premier lieu, de renoncer à toute idée du supériorité. Il n'est pas possible, pour un chrétien, de dire du peuple juif qu'il a perdu la responsabilité qu'il avait par rapport à la Révélation ou qu'il est un peuple rejeté. L'Alliance de Dieu avec son peuple n'est pas et n'a jamais été rompue (8). Les chrétiens n'ont pas été « greffés sur l'olivier franc » (cf. Rm 11, 17-24) en prenant le pas sur le peuple juif ou en prenant sa place. Il faut tenir compte des grandes perspectives historiques de salut dans la Bible: Dieu rassemblera, comblera et relèvera son peuple dispersé et décimé et, en même temps qu'il restaurera Israël, il fera briller son salut sur tous les peuples « jusqu'aux extrémités de la terre » (9). Pour que les peuples non-juifs n'aient pas l'audace de se considérer comme les rivaux d'Israël, une prière a été insérée dans le Livre de Judith file siècle avt J.C.), celle d'une Femme forte, qu'on peut considérer comme le résumé de toutes les attentes juives et bibliques: « Fais connaître à tout peuple et à toute tribu que tu es Dieu, Dieu de toute puissance et de toute force, et qu'il n'y a pas d'autre protecteur pour le peuple d'Israël que Toi (Jdt 9,14)».
Ainsi aucun peuple ou tribu n'a le droit de décider si Israël doit exister ou non.

2. Cette conception chrétienne ne doit cependant pas nous amener à imposer notre foi chrétienne à nos concitoyens juifs en affirmant que Jésus a été après tout un juif, que le christianisme est marqué d'un caractère juif et que, particulièrement, l'excellence de la foi chrétienne devrait être évidente aux yeux des juifs et des juives etc... Les chrétiens doivent plutôt accepter le fait que le peuple juif, s'appuyant sur la Torah, s'est toujours considéré comme un peuple à part, séparé. En Nombres 23, 9, Balaam, le voyant, dit à propos d'Israël: «Je vois un peuple qui demeure à l'écart et qui n'est pas compté parmi les nations». Les juifs sont toujours prompts à détecter ce qui pourrait nuire à leur identité ou à la mission qui est la leur dans le monde. Cela explique leurs réserves en ce qui concerne les dialogues théologiques, la prière commune et les mariages mixtes entre chrétiens et juifs.

3. Il faut promouvoir et exiger, à tous les niveaux de l'éducation, une solide connaissance du judaïsme, de sa religion, de son histoire et de sa réalité présente. Nous lisons dans la Déclaration Nostra Aetate N.4:
«Du fait d'un si grand patrimoine spirituel, commun aux chrétiens et aux juifs, le Concile veut encourager et recommander entre eux la connaissance et l'estime mutuelles, qui naîtront surtout d'études bibliques et théologiques, ainsi que d'un dialogue fraternel».En 1974, la Commission pontificale pour les relations religieuses avec le judaïsme, dans ses «Orientations et Suggestions» pour l'application de la Déclaration conciliaire Nostra Aetate N.4, recommande qu'on «stimule la recherche des spécialistes sur les problèmes touchant le judaïsme et les relations judéo-chrétiennes». Les Instituts supérieurs de recherche catholique, si possible en liaison avec d'autres instituts chrétiens analogues, ainsi que les spécialistes, sont invités à «apporter leur contribution à la solution de tels problèmes» (10).
Dans l'esprit de ces Orientations, les institutions éducatives de Suisse sont invitées à offrir suffisamment d'occasions pour permettre que se substituent à l'antijudaïsme la solidarité, la connaissance, la compréhension et l'amitié.

4. Mais on peut aussi connaître le peuple juif, sa révélation et son histoire, sans l'accepter pour autant. Il y a eu des antisémites même parmi les exégètes et les historiens, et l'on rencontre encore de nos jours bien des interprétations erronées. L'antijudaïsme ne peut être vaincu, du côté chrétien, que par l'amour du judaïsme et des juifs. Cet amour naît d'abord de l'intelligence spirituelle et mystique de tout ce que l'Eglise a reçu du peuple de la Bible et de ses descendants juifs.
Il se renforce aussi par la reconnaissance de l'enracinement permanent de la foi chrétienne dans le judaïsme ainsi que par l'espérance commune de l'instauration plénière du Royaume de Dieu. Il exige pour cela que nous renforcions notre puissance d'aimer et nos énergies religieuses pour résister à toutes les tentations d'envie, d'orgueil, de rejet et de violence. Notre amour envers Dieu et envers l'humanité n'en fera que s'accroître.

5. Il ne faut pas sous-estimer, si nous voulons vaincre l'antijudaïsme, la rencontre toute simple entre juifs et chrétiens dans la vie quotidienne: nous nous acceptons mutuellement comme des êtres humains à droits égaux, comme concitoyens, voisins et collègues, nous découvrons et expérimentons, avec respect, des convictions et une tradition religieuses différentes des nôtres, et nous apprenons à les connaître.

6. Par une prédication et une catéchèse défectueuses, l'Eglise a contribué à l'instauration d'un climat qui a permis aux criminels du régime nazi de mettre à exécution leur oeuvre de destruction des juifs. Outre l'Eglise, les forces politiques, économiques et sociales ont aussi failli avant et pendant la période nazie. Lorsque nous cherchons à découvrir les mécanismes de cette défaillance et que, poussés par un esprit de sincère repentance, nous devenons plus vigilants contre les formes actuelles d'antisémitisme, lorsque nous nous rappelons combien nombreux furent ceux qui commirent des actes impies et inhumains contre les juifs, nous servons la cause de notre propre foi et celle de l'humanité. Nous voyons bien toujours comment des hostilités latentes peuvent s'enflammer et conduire à la guerre civile ou à la guerre entre nations. Le commandement donné par Jésus d'aimer ses ennemis (Mt 5,43-47) exige que l'on s'attaque aux inimitiés à leur source même.

7. La terre d'Israël joue un rôle important pour la foi juive. La Bible hébraïque contient à la fois des Promesses concernant la terre et des prescriptions sur la manière d'y vivre. L'Etat moderne d'Israël ne se base cependant pas seulement sur la Bible et sur la Tradition; il relève aussi du droit international dont toutes les nations se réclament. Les droits liés à son existence, à son histoire et à sa politique ainsi que les discordes nées du fait de la fondation de l'Etat se trouvent bien résumés dans le texte d'une Commission de la Conférence épiscopale de France, de 1973:
Au long de l'histoire, l'existence juive a été constamment partagée entre la vie au sein des nations et le voeu d'une existence nationale sur cette terre... Par ce retour (des juifs sur la terre à laquelle ils aspirent) et ses répercussions, la justice est mise à l'épreuve. Il y a, au plan politique, affrontement de diverses exigences de justice (11).
Comme toute autre politique, la politique concrète d'Israël est sujette à critique; mais il faut s'abstenir de cette répétition irréfléchie de slogans antijuifs qui se manifeste aussi dans les milieux chrétiens et qui peut amener à contester à Israël son droit même à l'existence. Un comportement véritablement chrétien doit tenir compte du lien « qui relie spirituellement le peuple de la nouvelle Alliance à la lignée d'Abraham », et de la haute estime de l'Eglise envers les musulmans aussi « qui adorent le Dieu Un, vivant et subsistant, miséricordieux et tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, qui a parlé à l'humanité » (12). Ce ne sont pas les juifs seuls, mais aussi les musulmans, qui ont été expulsés d'Espagne il y a 500 ans. Ne serait-ce pas un signe historique hautement symbolique si, en cette année 1992 si possible, une véritable solution de paix pouvait être trouvée au Proche Orient, qui tienne particulièrement compte des problèmes encore non résolus des Palestiniens et des exigences de sécurité d'Israël, permettant une cohabitation paisible entre juifs et arabes, chrétiens et musulmans? Nous espérons que les Palestiniens pourront exister et se développer aux côtés d'Israël et en paix avec celui-ci.

8. Les juifs ne sont pas, en Suisse, l'unique minorité. Ils ne représentent que 0,35% de la population (c'est-à-dire environ 18.000 personnes, organisées en communautés); mais plus de 100.000 musulmans vivent aussi actuellement parmi nous, cela sans parler de la masse grandissante des réfugiés de divers pays d'Asieet d'Afrique, qui professent d'autres religions. Face ces êtres humains, nous ne pouvons seulement déclarer que « l'embarcation est. pleine », comme on l'a fait lors de la Deuxième guerre mondiale face aux juifs qui se réfugiaient en Suisse pour échapper aux massacres de l'Allemagne nazie, et qui ne cherchaient qu'à sauver leur vie. Le lien qui nous unit aux juifs et au judaïsme devrait fortement nous inciter à être ouverts et accueillants envers d'autres êtres humains aussi. Il nous faut construire une communauté ouverte, de solidarité entre juifs et chrétiens, vers laquelle d'autres êtres humains en détresse puissent regarder et dont ils puissent attendre aide et protection. Si nous arrivons à établir avec les juifs des relations de respect, en reconnaissant leur identité propre, cela influera sur nos relations avec les autres humains, quelle que soit leur mentalité ou la couleur de leur peau.

Ce memorandum a été rédigé par:
Azzolino Chiappini, Ernst Ludwig Ehrlich, Jean Ifalperin, Simon Lauer, Marcel Marcus, Claude Nordmann, Anne Denise Rinckwald, Adrian Schenker, Roland Strdssle, Clemens Thoma.
Il a été approuvé par la Conférence des évêques de Suisse et par les responsables de la Fédération des communautés juives de Suisse.

Original allemand, traduction du SIDIC


(1) Les décisions du Synode 72 sont publiées dans M.Th. Hoch et B. Dupuy: Les Enlises devant le judaïsme. Documents officiels 1948-78, Le Cerf, Paris 1980, p. 326-334.
Si nous faisons surtout référence dans ce texte à des documents juifs ou catholiques romains, cela est dû à la nature spécifique de notre travail. Nous sommes cependant bien conscients que l'Eglise évangélique surtout, mais aussi les autres communautés chrétiennes de notre pays, ont montré plus de zèle dans leur opposition aux attitudes d'hostilité, agressives ou de principe.
(2) Cf. Doc. Cath. N.2032, 21.7.1991, p. 702-707; et dans ce numéro de SIDIC p. 13-16.
(3) Au sujet de l'antisémitisme en Suisse, cf. le livre récent de Ernst Braunschweig (éd.): Antisemitismus Umgang mit Biner Herausforderung, Zurich 1991.
(4) Cf. Hoch et Dupuy; op. dl. p. 333-334.
(5) Cf. Doc. Cath. N.I979, 5.3.1989, p. 226-239.
(6) Cf. Doc. Cath. N. 2015, 4.11.1990, p. 968-970.
(7) Le mot « antisémitisme » est né au 19e siècle et désigne avant tout cette forme d'hostilité envers les juifs qui consiste à les calomnier en tant que race méprisable et même nuisible. Ce terme a pris ensuite un sens plus large et désigne toutes les formes d'hostilité envers les juifs. Il faut noter qu'en général, au Moyen Age, les juifs n'ont jamais été attaqués pour des motifs racistes. Ce n'est qu'en Espagne qu'il fut question de « pureté de sang »
(8) km 11,29; le Pape a interprété ainsi ce verset lors de sa rencontre avec les juifs à Mayence en 1980, et il y est revenu depuis à plusieurs reprises.
(9) Cf. 1s 2,2 et suiv.; 19,19-25; 49,6; Za 2,14 et suiv.; 9,9 et suiv.; Ps 83,19; 2 R 19,19.
(10)Hoch et Dupuy: op.cit., p. 360 ou SIDIC vol. VIII, N.I - 1975, p. 42-46.
(11) Hoch et Dupuy: op.cil., p. 176.
(12) Conc. Vat. II, Nostra Aetate N.3.

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Inserito 01/01/1970